Pour Renée
1.
Parmi les artistes questionnant la peinture, François Ristori occupe une place mal connue. Sa mort récente conduit à interroger la pertinence et l’originalité d’une pratique résolue, profondément inscrite dans la continuité des néo-avant-gardes de la fin des années 1960.
Ristori aura durablement marqué mon esprit. Mes différentes rencontres et discussions avec lui m’ont toujours convaincu de la singularité de ses recherches. L’obstination sans faille avec laquelle il les a développées, témoigne de sa volonté de fixer une position exigeante, dans la lignée de ceux qui avec lui, n’ont jamais cessé de questionner la fabrication de la peinture et d’en déconstruire les règles.
A l’instar de certains de ses contemporains, l’œuvre de Ristori tient en effet d’un protocole exigent. Reconnaissable entre tous, ce protocole repose sur la mise en place d’une méthode fondée sur une approche singulière de la pratique picturale dans sa relation à la toile comme à l’espace qui l’abrite. A ce titre, on le sait, Ristori s’inscrit dans la lignée de ceux qui, de Buren, Mosset, Parmentier, Toroni et bien sûr Rutault, ont affirmé l’exigence d’une méthode fixant une interrogation constante des règles propres à l’élaboration de toute oeuvre: appelons cela un paradigme pictural.
La méthode de Ristori est connue. Par différents aspects, elle s’approche aussi de celle d’un André Cadere et de ceux qui, avec eux, ont subordonné l’exercice au refus de toute subjectivité pour lui substituer un système imparable. Ristori aura construit une règle fondée sur un principe déductif dont la singularité aura aussi été d’opérer une synthèse entre peinture et dessin, toile et mur, espace privé et espace public.
On aurait pu croire l’exercice épuisé tant nombre de ses contemporains s’y étaient engagé. Y avait-il encore une place pour une œuvre dont le principe serait fondé sur une méthode éprouvée? Y avait-il une place pour un travail singulier, à même de fixer une position originale?
A ce jeu, l’œuvre de Ristori m’apparaît désormais dans sa pleine spécificité. Son efficacité tient sans doute avant tout des premiers choix qui la composent: la couleur acrylique bien sûr, voire la forme elle-même, reconnaissable entre toutes et suffisamment singulière pour échapper à toute description réductrice quand bien-même l’artiste s’est maintes fois essayé à le faire.
2.
Nous sommes ente 1969 et 1970. Certains peintres ont fixé un protocole. Disons avec Buren « un outil ». Disons avec Rutault, une « définition-méthode ». Ristori aura sans doute était de ceux qui auront compris qu’il n’y avait pas là une clôture mais un champ infini de possibilités. Il ne s’agissait pas pour lui de réduire mais bien de déployer son travail, non pas d’en limiter l’effet mais d’en amplifier le potentiel.
Reconnaissons alors que la méthode de Ristori recélait un potentiel à la mesure de l’espace qui la contiendrait, que celui-ci soit la toile ou le mur. Un potentiel que l’artiste suggérait aussi pour le travail du dessin mural ou de tout support à même de le recevoir. Voyez entre autres ses interventions réalisées à même le sol.
Revenons ici au principe du travail tel que François Ristori le définissait clairement: « traces-formes s’entendront les unes les autres, alternativement en bleu, en rouge, en blanc jusqu’à occuper la totalité d’une surface, obtenues l’une après l’autre, à partir d’un hexagone d’une trame préalablement établie, en intervenant systématiquement sur chacun des côtés, selon une méthode qui consiste à réitérer un même acte-tracé qui s’effectue toujours selon un même processus et suivant des principes déterminés, entre deux points de repère situés de chaque extrémité de ces côtés, tantôt à l’intérieur tantôt à l’extérieur de l’hexagone ».
J’aime ce texte. J’aime sa tentative de définir un processus qui, dans sa complexité-même, dépasse finalement toute possibilité de description. J’aime somme toute qu’il induise une différence évidente entre l’acte d’écrire et celui de peindre. J’aime aussi qu’à l’instant où tout semble dit, tout commence et manifeste le désir de voir: comme une suprématie de l’image sur le pouvoir du langage.
Les mots alors semblent pris à leur propre piège. Ristori nous engage dans un processus qu’il décrit avec autant de précision possible, un processus tenant de la géométrie la plus élémentaire et en même temps, subtil, nourri de variations qui conduisent à ce que ce principe de répétition ne produise pas tant des similitudes que des différences notables, même si celles-ci semblent imperceptibles pour qui ne prend pas le temps de regarder.
3.
Il y a, dans l’art de Ristori, une leçon de voir. Ce que vous percevez semble régi par un système si simple qu’il vous apparaît uniforme. Et c’est alors que vous comprenez les nuances, au gré de la position et de la longueur des lignes tracées. Ristori produit un système dont l’articulation interne ne suggère pas tant une contrainte qu’un potentiel toujours renouvelé.
Recherche de clarté, voire d’efficacité subordonnées aux différents contextes que l’artiste investit, par les différentes situations dans lesquelles le travail peut se réaliser; recherche d’un travail qui, comme le dit avec intelligence Arnaud Lefebvre dans une lettre du 25 janvier 2006, « parle pour lui-même », excède toute velléité de description. Paraphrase implicite que je m’autorise, de la sentence tant de fois répétée de Wittgenstein: ce qu’on ne peut dire, il faut ici le voir.
Le travail de Ristori comporte donc un principe de combinaisons conduisant à des formes différentielles. Il recèle sa part de jeu et sans doute d’humour. Voyez le choix des couleurs qu’on ne saurait s’empêcher de percevoir à l’aune de celle du drapeau! Voyez encore la mesure des lignes induisant une sorte de vagabondage en regard de la structure initiale. Voyez encore les « traces-formes » continuant sur les murs ou les vitres, faisant la jonction entre les tableaux comme un espace à combler entre les images, un fil arachnéen tissant le lien entre chaque tableau. Voyez encore la disposition du travail dans les espaces qui l’accueillent, les différentes installations qu’au gré des expositions personnelles, Ristori a réalisées. Voyez comment une « Proposition-Peinture » s’aventure et parcourt l’espace dans lequel elle s’inscrit. Voyez comment Ristori aura construit un cheminement singulier dans un moment où tant d’autres parmi ses contemporains ont contraint leur travail.
4.
J’aimerais encore revenir aux écrits de Ristori. J’aimerais rappeler ce fameux texte publié en 1974 dans la revue Flash-Art: (…) « Aux subterfuges qu’imposent l’art et les artistes peut-on opposer un travail, ici « pictural » qui ne visera plus à libérer l’art, mais bien au contraire à se libérer de l’art, c’est à dire qu’il s’en délivrera de par les caractéristiques et les données contraires à l’art qu’il détient et dont il est fait. Ce qui en découlera ne sera donc que le produit pur et simple de son propre processus de création et « la chose à voir » sera en soi-même sa propre réalité »(…). Il y a sans doute là l’exigence du travail de François Ristori, la volonté de rendre à la peinture sa dimension obstinée et absurde, à sa spécificité-même, à ce qui la fait être, muette et éloquente à la fois.
5.
L’œuvre de Ristori reste à découvrir. Les expositions qu’il aura réalisées, tant chez Yvon Lambert que chez Arnaud Lefebvre, au Coin du Miroir ou à la Galerie D. n’ont pas encore suffi à mettre en évidence la place qui lui revient. Dans un moment nécessaire d’opérer une synthèse sur la production picturale de ces années, il appartient à la critique et aux institutions d’en souligner la profonde originalité et l’impact. Il appartient à l’histoire de reconnaître à ce travail, son rythme propre. Je dis « son rythme », pour rappeler ici le lien évident qui s’établit entre la pensée-Ristori et celle de l’ouvrage de Gilles Deleuze: l’art n’est-il pas à la recherche de cette répétition paradoxale, comme aussi la pensée? Relancer les choses. Encore et toujours, recommencer.
Bernard Blistène